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I
NSr-fr-J
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»
LUCILE
DE
CHATEAUBRIAND
SA VIE
SES ŒUVRES
^^
LUCILE
CHATEAUBRIAND
SES CONTES, SES POÈMES, SES LETTRES
PBiCÉDâS D'UNB
ÉTUDE SUR SA VIE
ANATOLE FRANCE
PARIS. CHARAVAY FRÈRES ÉDITEURS
HUB HE SEtHB 5l
'879
(DIVERTISSEMENT DES ÉDITEURS
^
Nous avons réuni pour la première fois en
un volume les œuvres de madame de Caud,
née Chateaubriand.
Cette jeune sœur de l'illustre René est une
des figures les plus touchantes et les plus aima-
bles du siècle. Elle n'était nullement femme
de lettres, mais c était un écrivain de race.
Deux contes qu'elle composa furent publiés
de son vivant, mais contre son gré, dans le
Mercure. Ses poèmes en prose furent donnés^
peut-être avec quelques retouches, par Château--
briand dans les Mémoires d'outre-tombe.
C^<^ II '^^iîî
Sa correspondance, révélée en partie dans
ces mêmes Mémoires, fut complétée par la
publication faite par Sainte-Beuve, en i85i,
du portefeuille de Chênedollé. C'est un des
chapitres les plus curieux du livre intitulé :
Chateaubriand et son groupe^ publié che^ l'édi-
ieur Calmann Lévy.
M. Anatole France a joint à ce volume
une étude entièrement inédite qu'on jugera,
croyons-nous, traitée en harmonie avec la déli^
cate figure qui en fait le sujet.
CF.
VIE
DE LUCILE
P^
VIE
DE LUCILE
Les Chateaubriand étaient de haute lignée.
Us sortaient des Brien, qui eurent au xi* siècle
un château en Bretagne; ils tenaient de Saint
Louis leur écu de gueule, semé de fleurs de lys
d'or ; ils avaient mêlé leur sang au sang des rois
d'Angleterre et s'étaient alliés à la fleur de la
noblesse française, aux Croï, aux Rohan et aux
Guesclin. Fraaçois-Henri-René, leur héritier,
aéea 17 18, risquait de mourir de faim devant
VI
son pigeonnier, entre sa garenne et sa grenouil-
lère. Mais c'était un Malouin résolu, trempé,
comme La Bourdonnais, comme Surcouf, dans
l'air salé. Il se fît corsaire, reçut et donna de
grands coups, passa aux îles et gagna quelque
argent dans les épices. A trente-cinq ans, déjà
vieux, roidi par les fatigues, tanné parles pluies
et les soleils, endurci par une dure vie, n'ayant
rien retenu de toutes ses aventures et ne sachant
rien, sinon quUl était gentilhomme, il revint
en Bretagne et épousa Jeanne -Suzanne de
Bedée, fille du comte de Bedée, seigneur de la *
Bouëtardais. Brune, laide et vive, pleine des
romans de M"*^ de Scudéry, dont les derniers
exemplaires tramaient encore dans les provinces,
c'était une précieuse attardée, gâtée par les lec-
tures et les sociétés, mais qui se sauvait par ses
distractions : elle s'oubliait et se laissait voir
dans tout le piquant de son naturel. Elle se fût
répandue en discours; mais son maître et sei-
gneur la fit taire. Ce n'étaient pas des paroles
qu'il lui demandait, c'étaient des enfants. Il
C9<^ VII *^^
n^avait trafiqué en Amérique que pour redorer
son blason et pourvoir sa lignée. Ses quatre
premiers nés moururent dans les langes, d^un
épanchement au cerveau. Un cinquième, Jean-
Baptiste, vécut; puis naquirent Marie- Anne,
Bénigne, Julie et Lucile (i).
II
En Tan 1766, M"* de Chateaubriand accou-
cha de sa quatrième fille, à Saint-Malo, dans
l'étroite et sombre rue aux Juifs, au-dessus des
vipux remparts de la ville, dans le bruit de la
mer brisant sur des écueils.
Lucile avait deux ans quand il lui vint un
petit frère, ce François-René qu'elle devait
tant aimer, et sans qui le souvenir de tous ces
fiers Chateaubriand moisirait aujourd'hui dans
les in-folios des Saint-Luc, des Le Borgne et
des Anselme.
(1) Les principales sources de la Vie de Lucile sont : Mémoires
(toutre-tombe, tomes I, II, V et VI (Penaud frères, 1849, in-S») ;
Esquisses d'un maître, publiées par M«« Lenormant (Michel Lévy,
i85o, in-i8); et Chateaubriand et son groupe littéraire, par
Sainte-Beuve, tome II (Calmann Lévy, 1878, in-18).
VUI ^^>@
Lucile grandit trop vite ; ses bras de fillette
s^allongeaient et elle ne savait qu'en faire. Elle
avait toutes les gaucheries et toutes les timidités.
Vêtue à la grâce de Dieu des défroques de ses
aînées, prise, par bienséance, dans un corsage
à baleines qui lui faisait des plaies aux côtes,
les cheveux relevés à la chinoise, le cou soutenu
par un collier de fer, garni de velours brun,
c'était une chétive créature* Elle était livrée
aux gens de service par sa mère, qui courait
tout le jour les réceptions et les offices, et ren-
trait à la maison pour gronder étourdiment
son monde, fermer les armoires à clé, gé-
mir et soupirer. Une vieille intendante, ba-
varde comme la nourrice de Juliette, prenait
soin de la pauvre abandonnée. On menait
tous les matins madame Lucile en robe courte
avec monsieur le chevalier en Jaquette, chez
deux vieilles sœurs bossues qui enseignaient
à lire aux enfants et qui désespérèrent de rien
apprendre à la sœur comme au frère. Uopi»
nion générale fut que Lucile était une sotte
&*^^ IX '^«^
et François-René un cancre, La vérité est
que tous deux avaient déjà dans leur petite
tête un génie sauvage, hautain, indocile. Mais
ce ' n^étaient, après tout, que des bambins. Il
y avait au bout de la chaussée, qui rattache le
rocher de Saint-Malo à la terre ferme, une butte
plantée d^un gibet. Ils y jouaient aux quatre
coins, et leurs cris levaient des compagnies de
mouettes. Monsieur le chevalier, digne fils d'un
corsaire, courait les aventures avec tous les
petits garnements de la ville et rentrait le soir
au logis en piteux équipage, nu«tête, avec des
trous aux habits et à la peau. Lucile rapié-
çait, la nuit, les culottes endommagées, et une
chandelle de quatre sous éclairait cette petite
Antigone bas-brette qui travaillait de Taiguille
pour épargner les gronderies et les punitions à
son frère chéri. Mais les affaires du chevalier
allaient de mal en pis, jusqu'au jour où il eut le
malheur de jeter impoliment dans la mer
M"*» Hervine, que sa bonne repêcha. Celte
affaire mit le comble aux disgrâces de François-
René qui, à l'âge de neuf ans, fut réputé un
fort méchant homme. Lucile en prit du chagrin.
Elle aimait et admirait ce frère qui, en toute
rencontre, la défendait du bec et de Tongle avec
une audace de jeune coq. Noyés dans le même
abandon, ils étaient tout l'un pour l'autre. Elle se
troublait pour lui ; ce furent ses premiers trou-
bles. Ils devenaient inséparables, quand ils
furent séparés. René fut mis au collège de Dol.
Lucile fut emmenée par sa mère avec ses sœurs
à Combourg, où le chef de la maison les
attendait.
III
M. de Chateaubriand avait, quelques années
auparavant, racheté Combourg, vieille rési-
dence de plusieurs branches de sa famille.
C'était un sombre manoir qui, ceint de chênes
séculaires et les pieds dans un étang, élevait
ses murs nus, flanqués de quatre tours en poi-
vrière, sous ce ciel capricieux qui, en changeant,
change les pensées des hommes. A l'intérieur
les corridors noirs, les galeries dans lesquelles
on se perd, les grandes salles à poutres
sculptées, où le Jour ne pénètre qu'à travers
les profondes embrasures des fenêtres en
trèfle, les caveaux, les souterrains^ toutes ces .
constructions faites pour une chevalerie sans
cesse en garde, prenaient dans ce temps de
paix un aspect monstrueux, absurde et véné-
rable.
Les enfants découvraient à ce géant de pierre
mille caractères terribles et curieux. Naturel-
lement le château était hanté par des spectres.
On entendait quelquefois, la nuit, une jambe
de bois monter seule avec un chat noir les es-
caliers de la grosse tour. C^était la jambe de
bois d^un comte de Combourg, amputé au
temps de la Belle au Bois dormant. Comme
on devait trembler aux récits circonstanciés
des servantes! Les enfants se donnent des
peurs délicieuses. Ils voient des fantômes, ils
sont vraiment poètes. Lucile eut aussi des
sujets d'émotion plus qu'à demi réels, bien que
(3*^>' XII ''^^
mystérieux. Une nuit que les quatre sœurs
étaient occupées à lire dans leur chambre la
mort de Clarisse, elles entendirent des pas dans
Tescaiier. Aussitôt la bougie est soufflée et les
quatre liseuses tapies dans leurs quatre lits. Le
bruit des pas s'éloigne et s'éteint. Le lende-
main, à dîner, leur père leur demanda si elles
n'avaient rien entendu la nuit. On avait ouvert
avant le matin un coffre placé devant la porte
de sa chambre.
Quelque temps après, dans une soirée de
décembre, le comte de Chateaubriand écrivait
auprès du feu, dans la grand'salle ; une porte
s'ouvre derrière lui ; il tourne la tête et voit un
homme qui le regarde avec des yeux flamboyants.
M. de Chateaubriand.se lève, armé d'énormes
pincettes. Mais l'homme avait disparu. On crut
le voir mille fois, sous mille formes. Les his-
toires de voleurs ont aussi leur poésie.
Le village de Combourg, misérable et sale,
était tapi à l'ombre des tours féodales. Et ce
n'étaient à la ronde que bois de haute futaie,
(S^^ XIII '^M^
moulins moussus et landes parfumées. Ce n'est
pas là la Bretagne bretonnante. On parle fran-
çais dans révêché de Dol. Mais le pays est âpre
et l'habitant sauvage. La noblesse des environs,
gueuse et fière, venait le dimanche, après la
messe, dîner au château. Compagnie honnête,
mais de faible ressource.
Lucile vivait depuis trois ans en familiarité
avec les revenants de Combourg quand ses deux
sœurs aînées se marièrent et suivirent leurs
maps. Puis ce fut le tour de la troisième, la
très-belle Julie, qui épousa le comte de Farcy,
capitaine au régiment de Condé. Ainsi s'égrè*
nent les familles. Les trois sœurs vécurent avec
leurs trois maris dans^la petite ville de Fougères,
où il y avait bals, assemblées et dîners. Elles
étaient belles toutes trois. Ne croirait-on pas
entendre conter le commencement d'une vieille
ballade ? Pendant ce temps, la vie de Lucile était
monotone et triste dans le château silencieux.
L'emploi des heures était sévèrement réglé.
Lucile avait une chambre attenant à Tap-
'^ V.
S»^* XIV '■^^^
partement de sa mère. Elle y déjeunait le matin
à huit heures. La cloche sonnait dès onze heures
et demie le dîner de midi. Le repas était servi
dans la grand'salle, faite pour cinquante cheva-
liers, et dont la boiserie blanche était couverte
de vieux portraits. Après le repas, on restait
une longue heure devant Ténorme cheminée,
aux côtés du père de famille, plus glacial et
plus morne que les portraits des ancêtres. A
deux heures, tandis que le comte s'en allait en
chasse ou à la pêche et que la comtesse priait
dans la chapelle, Lucile s'enfermait dans sa
chambre et rêvait jusqu'à ce que la cloche l'ap-
pelât pour le souper de huit heures. Par les
belles soirées, elle restait assise sur le perron,
près de sa mère, et regardait le soleil couchant
empourprer les arbres, pendant que son père
tirait les chouettes qui sortaient des créneaux
à la tombée de la nuit. L'hiver, on restait après
le souper dans la grand'salle. Lucile se tenait
devant le feu avec sa mère. M. de Chateaubriand,
grand et sec, le nez en bec d'aigle et les yeux
iS^ XV ^^^
jaunes, coiffé d^un hâut bonnet blanc ^ enve-
loppé d'une robe de ratine blanche, se prome-
nait de long en large, muet et sombre. La
comtesse soupirait par intervalles et Lucile
n'osait faire un mouvement. Dans ce grand
silence battait le cœur le plus agité qu'un sein
de femme ait jamais renfermé. Cette chaste,
cette fière Lucile exaltait dans la solitude son
imagination déjà pleine de beautés et de trou-
bles. M. de Chateaubriand prenait son chan-
delier d'argent, tendait à sa femme et à sa fille
sa maigre joue, et s'allait coucher; alors Lucile
accueillait en liberté ses fantômes familiers.
IV
Son frère René, qui avait appris un peu de
latin et de mathématiques à Dol, à Rennes
et à Dinan, lui revint grandi, plein de pensées
nouvelles, et animé de toutes les ardeurs de
l'adolescence.
Lucile était devenue très-belle ; son cou, dé-
barrassé du collier de fer qui le soutenait autre-
<S*^ XVI '^^
fois, se pliait avec une grâce languissante et
noble. Une magnifique chevelure noire cou-
ronnait son visage pâle. Mais aucune joie
n'animait sa beauté. Tout Taffligeait. A dix-sept
ans, elle désespérait de la vie et soupirait après
le cloître, comme après Tinconnu. Il fallait son
intelligence et sa beauté pour donner du charme
à ses dégoûts de fille ignorante. Les lents dé-
sespoirs que les êtres jeunes traînent dans le
train ordinaire de la vie prennent forcément
une allure de bouderie monotone et prétentieuse.
Mais Lucile avait, pour relever ses mélancolies
quotidiennes, la fierté des Chateaubriand, une
âme profonde, et un génie plus voisin de Tâcreté
que de la fadeur. Sa maladie était de celles qui
ne mordent que sur les natures d'élite. Il y a
des infirmités rares pour les . organismes supé-
rieurs. Lucile était profondément atteinte. La
crise éclata; ses troubles nerveux produisirent
des effets étranges. Elle eut des songes dont la
lucidité étonna ceux qui l'entouraient. Elle
s'asseyait la nuit, éveillée ou endormie, dans
j
^^S^ XVII "^^Sf
l'escalier de la grosse tour, sous Thorloge dont
les aiguilles, réunies pour marquer l'heure de
minuit, lui rappelaient toutes les légendes mer-
veilleuses de son enfance ; alors elle entendait
des bruits lointains de mort. Et les vieux chré-
tiens du villages avaient voir l'accomplissement
de ses prophéties.
Trop sauvage pour s'attacher aux travaux
domestiques, trop hautaine pour se complaire
à ses devoirs de fille obéissante, elle donnait
toute son âme à son frère René. Elle l'aimait
avec souffrance et passion, ne sachant pas
aimer sans souffrir, sans faire saigner son cœur.
Un jour qu'ils se promenaient tous deux sous
les châtaigniers, dans la robuste et verte anti-
quité d'un bois respecté, elle dit à son frère :
« Tu devrais peindre tout cela. »
Pour elle, elle jetait ses rêves sur le papier.
C'étaient des tableaux charmants et passionnés.
René, qui avait déjà le secret des tristesses
magnifiques et des désespoirs enchanteurs, lui
révélait quelques lambeaux brûlants de Lu-
<^<^ ZVIII '^M^
crèce ou de Virgile. C'est ainsi qu'ils mêlaient
leurs souffles sur la bruyère déserte, au bord des
forêts. Communions dangereuses ! Si la vo-
lupté pouvait toucher cette grave Lucile, c'est
bien dans le vague de la poésie et sous le voile
d'une belle tristesse. Sublime et malheureuse
enfant, elle nourrissait ainsi les chimères qui
devaient la dévorer. Pourtant, c'est le frère et
non la sœur chez qui d'abord la crise fut terrible.
Il courait toute la nuit à l'aventure, ouvrait les
bras, poussait de grands cris, haletant, éperdu.
Puis il s'abattait lourdement et pleurait de lon-
gues heures. Il voulut mourir et alla jusqu'à
mettre dans sa bouche le canon de son fusil de
chasse. Enfin une fièvre violente le saisit. Il
fut six semaines entre la vie et la mort. Lucile
le veilla, le soigna, le sauva.
Cette âme en peine crut un moment recon-
naître dans la réalité la forme de son rêve. Son
frère aîné, qui venait quelquefois à Combourg,
y amena un jour un jeune conseiller au parle-
ment de Bretagne, dont le nom rappelait la lé-
gende encore récente et toute vive d'un jeune
poète mort de génie et de misère. Il se nommait
M. de Malfîlâtre et était cousin de Fauteur du
Génie de Virgile. Lucile l'aima. Il n'en sut
rien et partit. Elle retomba dans sa solitude et
s'y rongea. René, titulaire d'un brevet de sous-
lieutenant au régiment de Navarre, quitta Com-
bourg. Bientôt après, le 6 septembre 1786, à
l'heure où la cloche sonnait le souper familial,
M. le comte de Chateaubriand tomba mort su-
bitement. L'apoplexie foudroyante épargna
l'embarras des adieux à cet homme qui n'avait
jamais prononcé de sa vie une parole de ten-
dresse. Lucile, alors chanoinessede l'Argentière,
attendait son transfert au chapitre de Remi-
remont. Ce canonicat séculier n'enlevait pas à
la vie mondaine ses nobles affiliées, et ce n'était
qu'une manière de dotation pour les cadettes
de grande maison. Lucile put faire les preuves
de seize quartiers qu'on exigeait à Remiremont.
En attendant son transfert, elle alla rejoindre
à Fougères Julie, sa sœur préférée.
VI
La belle M"° de Farcy, dont on vantait
l'esprit et les bras, sentait alors les premières
atteintes de la maladie qui devait la conduire
à la piété et lui faire échanger Téventail contre
le crucifix. Le paradis perdrait de son agrément
s'il se fermait aux saintes de la dernière heure.
Elle n'avait pas encore atteint le plus haut degré
de la perfection chrétienne. Elle voulait guérir
et consentait à plaire. C'est en Bretagne qu'elle
souffrait ; elle crut qu'elle souffrait parce qu'elle
était en Bretagne. Elle espérait tout de l'air
de Paris. C'est un air de fête, et les femmes se
guérissent en dansant. Elle fit ses malles. Lu-
cile et René l'accompagnèrent. C'est le vieux
philosophe Delisle de Sales qui leur trouva un
logement. Il les établit au haut du faubourg
Saint-Denis, dans les pavillons Saint-Lazare.
Ce bonhomme était le premier individu de
(S"^^ XXI "^f^
Tespèce littéraire que voyait Lucile. Ami de la
nature, homme sensible et vertueux, son esprit,
qu'il croyait unique, était celui du jour. Il fit
une Vie d'Orphée dans laquelle Orphée ressem-
ble singulièrement à Turgot. On y lit cette
phrase mémorable : « Orphée avait des vertus :
il fut persécuté. » Ce vieux philosophe était un
fort honnête homme, qui rendit de bons offices
aux deux dames bretonnes. Lucile, trans-
plantée dans les salons de Paris, y répandit
son parfum sauvage. Chamfort la vit et elle fut
remarquée par l'homme le plus spirituel de
France. M"*® de Farcy, qui avait des amou-
reux et qui se moquait d'eux, était une très-
honnête femme et une femme charmante. Elle
aimait les lettres. Elle savait son Parny par
cœur et traduisait à loisir les Saisons de
Thomson.
L'Angleterre était alors à la mode. On van-
tait ses poètes, sa constitution et ses jardins.
Devenue pieuse, cette adorable Julie disait:
« Que répondrai- je à Dieu, quand il me de-
(^^(^ XXII "^^^
mandera compte de ma vie ? Je ne sais que des
vers. » Vit-on jamais pécheresse plus innocente,
plus honnête et plus aimable ? Lucile connut à
Paris l'illustre Malesherbes, de qui elle était
parente par alliance, car le frère aîné de Lucile
avait épousé la petite-fille de ce magistrat philo-
sophe. Ce titre, qu'on lui donnait, peint bien
l'homme qui, sorti des plus grands emplois, se
mit à voyager à pied par l'Europe, selon la
méthode de son maître Jean-Jacques. Un ta-
bleau dans la manière de Greuze et de Diderot,
c^est M. de Malesherbes dans sa maison, au
milieu de ses enfants et de ses petits-enfants, et
Lucile en bergère lui chantant un couplet pour
sa fête. L'histoire dit que la Bas-brette but un
doigt de Champagne pour se donner du cœur.
Le vieillard dut la bénir. C'était l'habitude
alors de bénir. Il lui promit de plus qu'elle
serait chanoinesse de Remiremont. On était à
la veille de la Révolution, qui devait emporter
Tabbaye de Saint-Romaric avec tout le reste
du monde féodal. Toute la société francise
(S^^ XXIII "^'^
était pleine d'espérance. M. de Malesherbes,
nourri d'Encyclopédie, voyait avec joie le fana-
tisme expirer et saluait le règne nouveau de la
tolérance, de l'humanité, de la fraternité uni-
verselle.
VII
C'est en Normandie, dans un manoir rustique
de M"* de Farcy, que Lucile apprit les premiers
troubles. Elle retourna à Paris, par curiosité
sans doute, dans l'été de 1789, avec René, son
frère, et sa sœur Julie. De quoi parlèrent-ils en
route ? De ce dont tout le monde parlait : du
pillage de la maison Réveillon, de l'ouverture
des États Généraux, du Serment du Jeu de
Paume et de Mirabeau . Aux abords de la capi-
tale, l'agitation se sentait dans les villages. Les
paysans arrêtaient les voitures, demandaient les
passeports et interrogeaient les voyageurs. Nos
Bretons virent, en traversant Versailles, les
troupes casernées dans l'Orangerie, les trains
d'artillerie parqués dans les cours, là salle de
^"^ XXIV ^^^
bois de rAssemblée nationale élevée sur la
place du Palais, et les députés allant et venant.
Les voyageurs passaient la tête hors de la por-
tière. C'était curieux, en eflPet. Les révolutions
sont des spectacles; une de leurs séductions
est d'amuser les yeux. Chacune de leurs jour-
nées apporte au divertissement populaire. Ver-
sailles montrait la majesté de la loi. Paris offrait
des tableaux plus variés : rassemblements,
défilés, rixes, haillonneux faisant queue à la
porte des boulangers. On parle d'immortels
principes ; mais le pain quotidien est la grande
affaire. Lucile était à peine installée.avec M"* de
Farcy dans un hôtel garn[ de la rue Richelieu,
quand une insurrection éclata. Il y en avait toutes
les semaines. Ce jour-là, le peuple (c'est ainsi, je
crois, qu'on nomme toutes les foules sans nom),
le peuple se portait à l'Abbaye pour délivrer des
gardes -françaises arrêtés par ordre de leurs
chefs. Des artilleurs se mêlaient aux faubou-
riens. Quelques jours après, on eut cette charge
de Royal-Allemand que le prince de Lambesc
^"^^ XXV
commanda avec une légèreté qui n'était plus
de mise alors. Le prince de Lambesc culbuta
un vieillard, et aussitôt soixante mille citoyens
équipés en gardes nationaux sortirent des pavés
des faubourgs. Le 14 juillet, une bande d'in-
surgés enleva la Bastille à quelques invalides
commandés par un gouverneur qui ne fit pas
son devoir, si toutefois le devoir était alors de
se défendre. Cette facile victoire de la populace
s'acheva en massacres. Mais la Bastille était
renversée. Le monde féodal croulait avec elle.
Je ne crois pas que Lucile en fut surprise ; elle
ne voyait pas la Révolution à travers un œil-
de-bœuf de Versailles. Elle ne croyait pas, avec
la cour, qu'on pût arrêter par des intrigues
d'antichambre Télan d'un peuple. Bailly,
nommé maire de Paris, commença à croire que
tout était pour le mieux dans la meilleure ville
du meilleur des royaumes: Louis XVI. vint à
l'Hôtel de Ville et se montra au peuple avec
une grosse cocarde à son chapeau. Près de lui,
Bailly pleurait d'attendrissement, de joie et de
IS'^' XXVI '^^
béatitude en songeant qu'il avait fini la Révo-
lution. LouisXVI pleura comme lui. Sans doute,
dans son épaisse candeur, il était content aussi.
Le bon Bailly n^était pas encore remis de son
attendrissement civique, quand Lucile, accoudée
avec sa sœur et toute la famille bretonne aux
fenêtres de l'hôtel, entendit crier: « Fermez les
portes; fermez les portes! » Elle vit venir une
troupe d'hommes en guenilles, et chercha à voir
ce qu'il y avait sur deux piques qu'on escortait
avec des huées. Elle vit que c'étaient deux têtes
coupées et tomba évanouie. Ces têtes étaient
celles de Bertier et de FouUon. A compter de
ce moment, elle eut horreur de la Révolution.
Dans la nuit du 4 août, sur la motion du
vicomte de NoaîUes, les droits féodaux furent
abolis, sacrifice léger pour une cadette de Bre-
tagne qui ne possédait que son nom et mépri-
sait tous les biens de la terre.
La Révolution suivait son cours. Il y avait
partout une plénitude de vie, un contentement
d'être et de jouir. On chantait. La belle société,
qui gardait son élégance et son goût, y ajoutait
une pointe d'impertinence. Mais le ton était
parfait chez M"**' de Foix, de Simiané, de
Vaudreuil, que Lucile voyait. Cétait un monde
éloigné de la cour et des clubs, sage, sans pré-
jugés, sans vices, sans force.
VIII
«
Au commencement de 1791^ Lucile, retour*
née en Bretagne, dit adieu à son frère qui par-
tait pour l'Amérique. François-René s'en
allait chercher des images nouvelles et un
désennui sur les bords du Mississipi. Il donna
une couleur scientifique à son voyage, mais
c'était l'aventure qui le tentait. Il était Malouin,
et les Malouins tiennent pour proches
tous les pays dont ils ne sont séparés que par
la mer. Il vit Washington et sentit la grandeur
de ce soldat citoyen. Il découvrit à la hâte
quelques campements de sauvages et abrégea
sa course. Lucile avait à Saint-Malo une amie,
petite-fiUe de feu M. de Lavigne, chevalier de
^^^^ XXVIII "^(^
Saint-Louis, et orpheline depuis Fenfance,
dont elle sortait à peine.
M"* de Lavigne avait dix-sept ans quand
Chateaubriand revint d'Amérique. Blanche et
blonde, charmante, sur la chaussée de Saint-
Malo, dans sa pelisse rose, enflée par le vent de
la mer, elle avait de plus une fortune de cinq à
six cent mille francs en rentes sur le clergé.
•
Lucile s'employa à la faire épouser à son frère
qui joua le sauvage, mais fit sa cour. Le ma-
riage, célébré par un prêtre non assermenté,
fut secret. Un M. de Vauvert, oncle de la
demoiselle et grand démocrate, cria au rapt et
fit enfermer sa nièce à Saint-Malo, dans le
couvent de la Victoire, où Lucile s'enferma
avec elle. La cause fut plaidée et le mariage
jugé valide au civil.
IX
Sortie avec M™* de Chateaubriand du cou-
vent de la Victoire au printemps de 1792,
Lucile suivit sa sœur Julie et les nouveaux
^"^ XXIZ '^^
mariés à Paris, où ils logèrent au petit hôtel
de Villette, dans le cul-de-sac Pérou, entre
les tours de Saint-Sulpice et les arbres du
Luxembourg, lieu discret, aimé des prêtres.
Son frère émigra dans Tété. Lucile resta
dans le faubourg Saint-Germain. Ginguené et
Ghamfort, qu'elle voyait, trouvaient la situation
bonne ; ces gens d^esprit comptaient sur la sa-
gesse du peuple. Dans le fait, la capitale était
en proie à la plèbe. Quotidiennement les tam-
bours appelaient les sections aux armes, des
bandes de citoyens en bonnet rouge et armés
de piques défilaient en chantant le Ça ira et la
Marseillaise. Les crieurs criaient les RépolU"
tions de Paris, par le citoyen Prud'homme, la
grande colère du père Duchesne et VAmi du
peuple de Marat. Les prisons étaient pleines.
Dans l'atmosphère de trouble qui l'entourait,
Lucile, énervée, souflfrante, en proie au mal
des vierges, eut des extases et des visions. Un
jour, étant devant une glace, elle poussa un
grand cri, et dit :
3
@^^ XXX "^ff^
— a Je viens de voir entrer la mort. »
Ses sœurs purent croire qu'elle avait le don
de seconde vue : à quelques jours de là, M°® Gin-
guené, instruite par son mari, vint les avertir
qu'on massacrerait le lendemain dans les pri-
sons. En effet, le 2 septembre, des prêtres,
amenés en fiacre à la prison de l'Abbaye, furent
massacrés. Un Maillard, assassin paperassier,
mit de Tordre dans la boucherie. Quand ce fut
fini^ content de son ouvrage, il conduisit ses
hommes aux Carmes, où cent quinze prêtres
furent égorgés séance tenante.
Le tribunal révolutionnaire fut institué le
10 mars lygS, et la guillotine dressée en per-
manence sur les places publiques. Qui régnait
alors en France? La Convention? Le Comité
de salut public? Non. La peur! Ces hommes,
qui envoyaient à la mort les petites gens
comme les notables, les républicains comme
les royalistes, et leurs propres amis de préfé-
rence, ces hommes-là étaient misérablement
épouvantés. Les victimes seules étaient sans
<S^^^ XXXI ^s>@
crainte. Le supplice leur semblait chose natu-
relle, chose due. Des femmes adorées, en met-
tant sous le couteau de la guillotine un cou char-
mant qu'on eût baisé au prix de la vie, donnaient
un goût distingué, un charme à l'instrument de
mort. Lucile, sœur d'émigré, était suspecte.
Elle se cacha chez M"® Ginguené qui, en la re-
cueillant, devenait suspecte elle-même et pas-
sible de mort. Les femmes prodiguaient alors
l'héroïsme domestique. Mais il n'y avait pas de
retraite sûre. Partout la délation, et sans cesse
des visites domiciliaires; pas un marmiton qui
ne se crût un Brutus pour avoir dénoncé comme
conspirateurs à la municipalité les maîtres qui le
nourrissaient. A la première délation, les gardes
de la municipalité accouraient, fouillaient la mai-
son de la cave au grenier, lardaient les matelas
de coups de baïonnette, forçaient les tiroirs,
jugeaient, sans savoir lire, de Timportance des
papiers, et buvaient volontiers une bouteille de
vin, car ils étaient en somme bons compagnons.
Quand ils surprenaient les dames en chemise.
^'<^ XXXII "^i^^
ils avaient le mot pour rire. Un vrai sans-
culotte sait unir la gaudriole au civisme. On est
Français, mille tonnerres !
Lucile put quitter Paris, dont les barrières
étaient pourtant gardées par une milice vigi-
lante. Elle s'enfuit en Bretagne.
La terreur r^nait sur cette terre féodale et
catholique. L'héritière des Chateaubriand fut
arrêtée. On parla de l'enfermer à Combourg,
devenu propriété nationale. Mais elle fut
jetée, avec sa belle^sœur, dans un cachot de
Rennes. Elles y attendaient leur jugement, la
mort. Une gazette leur apporta les nouvelles
de Paris. Elles y lurent ceci :
TRIBUNAL CRIMINEL REVOLUTIONNAIRE
Du 3 Floréal an II.
« G.^G. Lamoignon Malèsherbes, âgé de
72 ans, natif de Paris, ministre d'État jus-
qu'en 1788 , ci* devant président de la
^^ XXXIII ^^>^
Cour des Aides de Paris, demeurant à Ma-
lesherbes ;
« A.-M.-T. Lamoignon Malesherbes, âgée de
38 ans, native de Paris, veuve de Lepelletier
Rosambo, à Malesherbes;
« A. -T. Lepelletier Rosambo, âgée de 2 3 ans,
native de Paris, femme de Châteaubriant,
à Malesherbes ;
« J.-B.-A. Châteaubriant, âgé de S4 ans, natif
*
de Saint-Mâlo, ex-marquis, capitaine au ré-
giment ci-devant Royal-Cavalerie, à Ma-
lesherbes.
« Convaincus d'être auteurs ou complices
des complots qui ont existé depuis 89 contre la
liberté, la sûreté et la souveraineté du Peuple,
par suite desquels le tyran, ses agens, com-
plices et tous les ennemis du Peuple, ont
tenté par Pabus d'autorité, par la corruption,
par la guerre extérieure et intérieure, par les
trahisons, les violences, les assassinats, les se*
cours fournis en hommes et en argent aux en-
jS*^^ XXXIV ^^>s>
nemis du dehors et du dedans, par des corres-
pondances criminelles et des intelligences en-
tretenues avec eux, et par tous les moyens pos-
sibleS) de dissoudre la représentation nationale,
de rétablir le despotisme et tout autre pouvoir
attentatoire à la souveraineté du peuple :
« Ont été condamnés à la peine de mort. »
Cela voulait dire que M. de Malesherbes,
M"*® la présidente de Rosambeau, sa fille,
M°*î la comtesse de Chateaubriand et le comte
de Chateaubriand avaient été guillotinés le
même jour, sur le même échafaud.
La vieille mère de Lucile, traînée à Paris, y
était sous les verroux. Pendant ce temps René,
retiré à Londres après le licenciement de Tar-
mée de Condé, errait dans le parc de Kensing-
ton et là, sous un ciel mélancolique, esquissait
les premiers crayons de son René, peintures
d'âpre volupté et de tristesse amoureuse où sa
sœur était mêlée, avec l'indiscrétion du génie,
sous le nom d^ Amélie.
^*5^ XXXV -"^^g?
XI
Dans cette terrible année lygS, la prisonnière
de Rennes épousa un vieillard, le comte de
Caud, «pour se soustraire aux persécutions. »
Les circonstances de ce mariage sans amour
sont restées obscures. Ce vieux ci-devant, dont
rintervention dans la destinée de Lucile est
inexplicable, mourut après quinze mois de
mariage, si toutefois il y eut mariage en fait.
Quoi qu'il soit de M. de Caud, le 9 thermidor,
mieux que lui, sauva Lucile, sa belle-sœur et
sa mère. Mais M"** la comtesse de Chateau-
briand mourut presque aussitôt et M"® de Farcy
lui survécut de peu de jours. Lucile vécut
égarée, éperdue, et erra comme une âme en
peine sur tant de ruines.
XII
Le 1 9 brumaire apporta la paix intérieure à
la France nouvelle. La liberté était perdue;
mais la Révolution, transformée en dictature,
se poursuivait. L'ancien régime était bien mort.
<3^^ XXXV! ''^^^
C'est le nouveau qui s'organisait sous le consu-
lat de Bonaparte. Les salons se rouvraient
dans la capitale rassérénée. M"'" de Staël^
Suard, Récamier, Joseph Bonaparte, retenaient
chacune dans son cercle un groupe de philo-
sophes et de gens de lettres. Chateaubriand, re-
venu en France en 1800, vit s'ouvrir à lui un
salon discret et doucement animé par une so-
ciété délicate. MM. Joubert, Fontanes, Ronald,
Mole, Pasquier, s'y groupaient autour de M"*® de
Beaumont.
Pauline de Beaumont était la fille d'un mi-
nistre de Louis XVI, le comte de Montmorin,
guillotiné pendant la Terreur. Échappée à
l'échafaud qui avait pris presque toute sa famille,
elle semblait se survivre à elle-même et
coulait dans la société nouvelle comme une
ombre voilée. Ses beaux yeux, d'un éclat cui-
sant, brillaient sur son visage pâle et consumé.
Son charme, profondément ressenti par les
habituées de son cercle, était vif, mais sans
douceur. Elle avait la rigidité des âmes frappées
^"«^ ZXXVII ''^>S>
de trop de coups et martelées par le malheur.
Les grands deuils se portent avec une sorte de
raideur. M*"* de Beaumont ne se livrait, ne
s'abandonnait plus. D^ailleurs, atteinte de
consomption, il ne lui restait plus que le
souffle qu'elle allait bientôt perdre.
Ce fut dans sa maison de Savigny, à l'automne
de 1802, que M™® de Beaumont reçut Lucile
pour la première fois. Cette maison, située à l'en-
trée du village, adossée à un coteau de vignes
et regardant les bois, donnait alors l'hospitalité
à la famille Joubert, à M™* de Chateaubriand et
à René, qui y terminait le Génie du Christian
nisme. M"® de Caud y fut accueillie avec un mé-
lange d'admiration et de pitié. Elle se sentit, de
son côté, prise de sympathie pour son hôtesse.
Ces deux femmes se lièrent vite d'une étroite
amitié. Ce fut, de la part de Lucile, de brusques
chaleurs, des élans impétueux. Sa tête se prenait.
L'amitié grondait en elle comme l'amour. L'o-
rage était dans tous ses sentiments. Tout lui
était trouble et passion.
CS^^W XXXVIII ^'^>^
Mais, si les tristesses de Lucile étaient d^une
qualité rare et si la mélancolie d'une âme dépa-
reillée n^est pas sans beauté, il faut bien le dire,
un caractère immodéré comme le sien était
fatigant dans Tintimité. Les rares infortunes,
quotidiennement étalées, perdent de leur no-
blesse et se tournent en moues et en querelles.
« Ma sœur était déraisonnable, » dit Chateau-
briand, et il dit vrai. Impétueuse, fantasque,
pleine de contradictions, détachée de tout et
s'attachant à des riens, prête à tous les renon-
cements et multipliant les exigences, sentimen-
tale et défiante, se croyant sans cesse persécutée,
elle était parfaitement insociable. Vivant avec
ses sœurs et sa belle-sœur, elle les désespérait.
M°*® de Chateaubriand, qui paraît l'avoir long-
temps accueillie et soutenue, se lassa. Lucile,
à charge à elle-même et aux autres, errait de
gîte en gîte sans trouver d'oreiller où reposer
sa belle et malheureuse tête.
Dans l'automne de 1802, elle vit chezM"*® de
Beaumont un jeune poète revenu d'exil en même
temps que René*. Il se nommait ChênedoUé.
Pour son malheur, elle fut remarquée et
aimée de lui.
XIII
Charles-Julien Lioult de ChênedoUé était de
trois ans plus jeune que Lucile. Issu d^une
famille de robe, né dans la grasse vallée nor-
mande de Vire où les couplets d'Olivier Basselin
et de Jean le Houx avaient jailli naturellement
comme le cri de l'alouette, il ne sentait point
en lui les robustes' gaietés des compagnons du
Vau-de-Vire. Sa mère, « ingénieuse, dit-il, à
se troubler elle-même, » ne vécut « que d'an-
goisses et d'alarmes. » Il tenait d'elle une âme
triste et douce et la maladie du siècle. Son ado-
lescence s'éveilla dans les prés, à la lecture de
Gessner et de Jean- Jacques. Il sut garder l'in-
nocence ornée de ces premières heures et se
prit d'amour pour la chose rustique. Il aimait
les travaux champêtres. La vue des paysans
lui rendait sensibles les pages des poètes
<S<^ XL ''^^
descriptifs. Jeune disciple de Bernardin de
Saint-Pierre, il ne savait pas ce qu'on faisait
dans les villes; il apprit tout à coup qu'on y
faisait la Révolution. Ce vieux monde qui
croulait avec la monarchie, c'était le sien. Il
panit pour l'émigration, et, comme* Chateau-
briand, s'enrôla dans l'armée des princes.
Après une double campagne, il fut jeté, avec
les débris de l'armée royale, sur les glaces de la
mer du Nord. Licencié par la défaite, il se
rendit à Hambourg, où il connut Rivarol, dont
la conversation brillante et froide lui fit l'effet
d'un feu d'artifice tiré sur l'eau. Le malheur
fut que Rivarol donna au jeune émigré une
idée de poème, une de ces idées à la Roucher
et à la Saint- Lambert qui traînaient alors dans
l'air des salons.
— Faites un poème de la nature, lui dit
Rivarol.
Ainsi fut conçu le Génie de l* homme, poème
en douze chants, dont les alexandrins insipides
commencèrent à s'aligner, et un petit Apollon
^--1
<S*5^ XLI ''^s^
rustique ne vint point, tirer l'oreille à Penfant
normand qui, au lieu de chanter les moisson-
neurs du val de Vire, exposait en vers le sys-
tème de Copernic. Non, il n'avait point en lui
de démon pour l'avertir; il obéissait sans ré-
volte ; il était né disciple et ne savait que changer
de maître. C'est ainsi qu'il tomba de Rivarol
en Klopstock. Quand il vit le vieil épique, dont
la figure ridée souriait avec douceur, il crut
voir un Dieu, et resta accablé. Le bonhomme,
pendant cette visite, échenillait ses pruniers.
ChênedoUé quitta Hambourg et se rendit en
Suisse, où il connut M™' de Staël. Il rentra en
France en 1802, et rencontra à Paris Chateau-
briand qui revenait d'Angleterre. Les émigrés
rentraient peu à peu dans leur patrie et ne se
cachaient plus. Un faux nom suffisait pour
endormir la loi déjà caduque.
ChênedoUé et Chateaubriand ayant tous
deux servi dans l'armée de Condé,
Tecum Philippos et celeremfugam,..
se sentant même goût pour la poésie, se
5^*C^ XLII '•^N©
voyaient tous les jours, se confiaient leurs
projets et mêlaient leurs rêves.
XIV
Lucile vit Chênedollé et fut touchée. Elle
voyait presque un frère en ce frère d'armes de
René, qui, comme René, avait connu la défaite,
Texil et la pauvreté, et qui était poète aussi.
Elle s'oublia à le plaindre, et M"*® de Beaumont
fut la confidente de ces nobles faiblesses.
Qui ne sait compatir aux maux qu'il a soufferts?
soupirait Lucile avec une tristesse ornée de
littérature. Et M""® de Beaumont, hardie
comme une honnête femme, écrivait au jeune
amoureux : « Elle vous plaint, elle vous plaint. »
Chênedollé ressentit pour la sœur de son
ami ce sentiment triste et délicieux qui de tout
temps fut Tamour.
HBiaTOv... taÙTOv aXfStvdv 6' ajxa.
Chateaubriand approuvait les assiduités de
son ami.
Chênedollé parla et fut écouté :
^^^ XLIII "^^^
— Vous serez à moi ?
— Je ne serai point à un autre.
Ainsi s'engageait Lucile. Mais hélas I ce n'é-
taient point les riches promesses d'une âme de
vingt ans. De la jeunesse, Lucile ne gardait que
les derniers éclairs. Elle touchait au retour et
sentait confusément que ses heures étaient
comptées, qu'il était tard pour recommencer la
vie. D'ailleurs, elle n'était point une femme
ordinaire et le bonheur dans le mariage n'était
pas son lot. Une union tout unie répugnait à
cette âme dépareillée.
XV
Elle retourna en Bretagne. De Rennes et de
Lascardais, où elle vivait sous le toit de son
excellente sœur. M"** de Chateaubourg, elle
écrivait à Chênedollé des lettres charmantes et
tourmentées comme elle-même. Elle ne voulait
ni se lier davantage, ni se délier ; son instinct la
portait aux sentiments les plus douloureux.
Ils s'étaient séparés, ils voulurent se revoir.
^^^^ XLIV "^1^
Lucile, impatiente comme une malade, l'ap-
pela. Il paraît que M"® de Chateaubriand
s'efforça, avec un art tout féminin, d^empêcher
ce rendez-vous. Mais que pouvait-elle, qu'ai-
guiser l'impatience de Chênedollé ? Il logeait
chez elle ; on le retint ; on fit en sorte que la
poste n'eût point de chevaux. Il partit enfin.
Lucile alla au-devant de lui et lui tint dans
la voiture ces propos nobles et tristes qui
n'étaient point affectés en elle.
— « Quand les hommes et les amis nous
abandonnent, dit-elle, il nous reste Dieu et la
nature. »
Que parlait-elle d'abandon auprès de cet
homme I
Elle se troubla, pâlit et, le front humide de
sueur, elle dit avec l'accent étouffé de la ten-
dresse :
— Monsieur de Chênedollé, ne me trompez-
vous point ? M'aimez-vous ?j »
Mais s'arrêtant dans ce mol abandon elle
reprit :
^"^^ XLV ^'^>^
— « Ne croyez pas, au moins, que je veuille
vous épouser. Je ne ferai jamais mon bonheur
aux dépens du vôtre. »
Il la quitta au jour.
— « Je serai heureux, lui dit-il, d'avoir
passé un instant à côté de vous dans la vie.
11 me semble avoir passé à côté d'une fleur
charmante dont j'ai emporté quelques par-
fums. »
Puis il y eut de grands élans et des paroles
brûlantes. Les plus chastes passions ont aussi
leurs flammes.
Lucile, agitée et embrasée de nouveau, mur-
mura:
« Je ne dis pas non. »
Peu de jours après, Lucile reçut de Chênedollé
une lettre dans laquelle le souvenir du rendez-
vous était encore tout vibrant et tout pal-
pitant.
a .... Sans ce mot charmant: Je ne dis point
non, je serais reparti la mort dans le cœur ;
mais cela ne suffît pas, chère Lucile, il faut que
4
^*^ XLVI '■^^
VOUS preniez des mesures pour que nous nous
voyions promptement ; il faut que vous vous
déterminiez bientôt, et que vous soyez entière-
ment à moi avant cet hiver. Je ne vois de
bonheur que dans notre union, et je sens que
vous êtes la seule femme dont les sentiments
soient en harmonie avec les miens, et sur la-
quelle je puisse me reposer dans la vie... Je
suis triste et j'ai le cœur flétri. Cette existence
isolée me pèse cruellement ; j'ai besoin de quel-
ques mots de vous pour me redonner le goût
de la vie. Il me semble qu'il y a plusieurs mois
que je ne vous ai quittée, et je ne puis me faire
à ridée de ne point recevoir de vos lettres.
Écrivez-moi donc, et dites-moi que vous
m'aimez encore un peu.,. »
Sous quelles mornes influences lut-elle cette
page brûlante ? Elle n'y répondit pas et partit
pour Rennes, impatiente, fuyant tous et soi-
même, se cachant avec cet instinct sauvage
des animaux blessés.
Lui, pendant ces longs mois de silence, se
j
(S*^* XLVII ''^^
traînait péniblement de Vire à Paris et de Paris
à Vire.
Lucile le vit un Jour à sa porte. N'y pouvant
tenir, il était venu à Rennes. Elle fut surprise
et, dans sa tristesse, elle sourit. A qui sou-
riait-elle ? Ce n^était plus à Tamour. Cet homme
lui était à charge, et, en même temps qu'elle
le recevait, elle se plaignait à René de ce
qu'elle appelait bien durement « les imper-
tinences de M. de ChênedoUé. » Ce mot
nous gâte un peu le roman de Lucile. Un soir,
elle retira sa parole et dit à son amant dé-
sespéré :
— <r Je ne serai jamais à vous. »
Et comment se fût-elle donnée ? Elle ne s'ap-
partenait plus.
ChênedoUé éclata en imprécations.
Elle lui reprocha doucement sa violence et
garda jusqu'au bout toute la froideur de sa
tristesse. L'entrevue s'achevait : penchée, une
lampe à la main, sur la rampe de l'esca-
lier, elle le regarda partir avec une exprès-
sion de visage où il crut voir de la douleur
et de Teffroi. Un œil plus sûr y eût reconnu
la folie.
Et pourquoi aussi poursuivre de la sorte
une malheureuse femme égarée, en qui toute
pensée, tout sentiment s'aigrit et s'empoi-
sonne ? L'amour est bien aveugle et bien im-
pitoyable. Comment ChênedoUé ne s'arrêta-t-il
pas devant les premiers signes de démence ? La
nouvelle de la mort de M*"* de Beaumont vint
frapper Lucile à Rennes.
XVI
Dans Tété de i8o3,M"* de Beaumont s'était
laissé emmener en traitement au Mont-Dore.
Lucile lui envoyait de Lascardais des lettres
brûlantes qui restaient sans réponse. M""® de
Beaumont était alors bien affaiblie. Elle écrivait
avec grâce à ChênedoUé :
— « Je tousse moins, mais il me semble que
c'est pour mourir sans bruit. »
Lucile, avenie par son frère de l'état déses-
iS^^ XLIX '^S^^
péré de leur amie commune, s'obstinait à ne
rien craindre.
— « Nous ne la perdrons pas... J'en ai au
dedans de moi la certitude, » disait-elle avec
son doux entêtement d'illuminée.
M°® de Beaumont, incertaine comme les
phthisiques, se croyait tantôt sauvée, tantôt
perdue.
Elle écrivait dans son journal :
a Ce 21 floréal — lo mai. — Anniversaire
de la mort de ma mère et de mon frère.
« Je péris la dernière et la plus misérable 1 »
Puis elle se reprenait.
« Cefte maladie, écrivait-elle, que j'avais
presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée,
et peut-être suis-je condamnée à vivre long-
temps. »
L'automne vint et emporta ses dernières illu^
siops. On la vit pleurer sur sa mort prochaine.
Ces larmes me la font aimer tout à fait. Elle s'é-
teignit à Rome, dans les bras de Chateaubriand.
A la nouvelle de cette mort, Lucile tomba
dans un noir chagrin. Sa raison, déjà troublée,
s'obscurcit étrangement. Elle ne voulait pas
croire à cette fin si naturelle, dont son frère
avait rédigé une relation qui courait en manus-
crit dans le cercle des amis. Elle soupçonnait
les machinations les plus odieuses et allait
jusqu'à croire à un enlèvement. Les inquiétudes
les plus déraisonnables, les soupçons les plus
malheureux naissaient dans cette tête à la Jean-
Jacques. Elle se croyait sans cesse épiée, uni-
versellement persécutée. Elle cachait son adresse
à ses amis, et ne trouvait jamais les cachets de
ses lettres assez intacts. La modestie de son âme
lui faisait chercher le silence, et elle mettait
tout le monde dans ses secrets. Elle faisait éta-
lage de cachotteries. Elle soupirait après le
repos, et ne pouvait rester en place.
Elle était alors dans un dénûment qu'elle
sentait peu, car elle n'avait besoin de rien sur
la terre, mais qui la mettait forcément sous une
dépendance, dont souffrait sa fierté.
<g^^ LI ''^f^
XVII
A Tautomne, elle revint à Paris. Château*
briand ne la prit pas sous son toit, mais il
rinstalla rue Caumartin, en la trompant avec
délicatesse sur le prix véritable du loyer et de la
pension. Mais elle quitta la rue Caumartin et
alla demeurer dans le faubourg Saint-Jacques,
chez les Dames de Saint-Michel. Elle avait là
une cellule dont la fenêtre s'ouvrait sur le jardin
du. couvent. Un jardin sans ombre. Les beaux
ombrages conseillent la volupté, et les religieuses
se promènent en silence, non sous des bosquets
de myrtes, mais entre des carrés de légumes et
de plantes médicinales. Dans sa cellule, elle ne
se souvint pas de ChênedoUé. Leur rupture, qui
s'explique assez par Tétat d'âme de la pauvre
Bretonne, eut, dit-on, une autre cause, que je
ne veux pas rechercher. Lucile était en proie,
chez les Dames de Saint-Michel, à un sentiment
unique, l'amitié de son frère. Cette amitié, agi-
tée et maladive, grandit démesurément.
(^<^ LU "^^^
Il vint la voir et la trouva qui se promenait
dans le jardin avec la supérieure. Elle le reçut
dans sa chambre. Elle assemblait péniblement
ses idées, et ses lèvres étaient agitées d'un mou-
vement convulsif.
— <« Je crois, dit-elle, que le couvent me fait
mal. »
Elle ajouta qu'elle se trouverait mieux dans
un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes,
qu'elle pourrait y voir des médecins et se pro-
mener.
Il lui dit :
— « Je vais rejoindre ma femme à Vichy;
j'irai ensuite chez M. Joubert, à Villeneuve.
Viens avec nous. »
Elle répondit qu'elle voulait passer l'été seule
et qu'elle renverrait sa femme de chambre Vir-
ginie en Bretagne.
Il la laissa assez calme et revint la voir avant
son départ pour Vichy.
Pendant cette visite, elle lui lut quelques-uns
de ces petits poèmes en prose, d'une tristesse
(S*^^ LUI ^"Q»^
suave, qu'elle écrivait malgré elle et jetait ensuite
à Taventure. Presque tout cela est aujourd'hui
perdu. Oasait qu'elle faisait aussi des vers, et il
nous en reste par hasard quatre d'un goût char-
mant. Les voici :
C'est ainsi que cette afiBdgée revêtait sa tris-
tesse d'une forme élégante et choisie.
En se quittant ils s'embrassèrent. Elle le re-
LIT '^•^
conduisit sur le palier et^ penchée sur la rampe,
elle le regarda descendre.
Elle le voyait pour la dernière fois.
XVIII
Trois mois se passèrent. Ayant quitté les
Dames de Saint-Michel, elle s'était retirée seule
avec un domestique de quatre-vingts ans, ce bon
Saint-Germain qui, ayant été longtemps à M"® de
Beaumont, la pleura sans vouloir rien en-
tendre au legs qu'elle lui laissait. On n'en sait
pas davantage.
Lucile de Chateaubriand mourut le 9 no-
vembre 1 804, dans la trente-huitième année de
son âge.
Quelle fut sa dernière pensée ? Nul ne saurait
le dire, et l'imagination peut travailler sur ces
heures muettes. Les dernières idées des hommes
sont le plus souvent des idées d'enfant. Lucile
dut revoir, sur son lit de mort, les falaises bre-
tonnes, le vieux château, Tétang mélancolique
et, sous les vieux châtaigniers, elle enfant avec
-^-^
^^0* LV -^^^
ce frère qu'elle aima tant. Mais si Ton veut
qu'avant de s'éteindre son âme se soit recûn<»
nue dans toute sa plénitude, il faut chercher le
secret de ces réflexions suprêmes dans cette
piété un peu hautaine, dans cette mélan-
colie qu'elle préférait à toutes les joies,
dans cet amour des passions escarpées et des
orages de l'âme, et surtout dans ce fier sen-
timent de rhonneur qui la garda pure, bien
qu'agitée, et qui fit d'elle une vraie Chateau-
briand.
Son vieux domestique suivit seul son cercueil.
Elle eut le convoi des pauvres, et les restes de
cette créature d'élite, portés dans le maigre
corbillard que le peuple, qui le connaît,
nomme la roulette, furent jetés sans marque
dans la fosse commune. Son frère les y laissa. Il
s'entendait pourtant à l'arrangement des tom-
beaux. En Italie il rêva pour lui-même un sar-
cophage de marbre antique, lit funéraire digne
du père d'Eudore et de Cymodocée. Il y renonça
et s'arrêta à l'idée d'un cercueil creusé dans le
^r*^./ LVI "^«^
granit et balayé par l'écume de POcéan. Il
voulait qu'après être rentré dans le silence, les
bruits sans nombre de la mer rappelassent
cette voix qui avait parlé si haut dans le siècle.
Et cet artiste, qui maniait avec un haut goût les
décors de l'aitiour et de la mort, ne tenta rien
pour tirer de la fosse sans nom celle qu'il tenait
pour le plus beau génie de femme qui eût jamais
existé. Faut-il expliquer ce consentement au
hasard par des influences domestiques ou par
rindifférence d'un homme occupé? J'aime
mieux y voir Teffet de cette pensée : Qu'im-
porte où se consume l'argile magnifique et pure
qui fut Lucile, et qu'est-ce après tout que la
fosse commune, sinon le lit des préférées de
Jésus-Christ ? D'ailleurs l'écrivain gentilhomme
s'est expliqué sur ce point avec ce grand ton
qui lui était familier. Prenons ses raisons sans
les dépouiller de leur pompe et de leur
apprêt.
Il promit que Lucile ne sortirait de son cœur
que quand il aurait cessé de vivre. C'est là,
mieux que dans l'âme de M. de ChênedoUé,
qu'elle avait choisi sa tombe. Il la pleura ; il t'a
dit et je le crois : c'est sa propre jeunesse qu'il
pleurait.
ANATOLE FRANCE
'A
^
POEMES
EN PROSE
9^
A LA LUNE
^
Chaste déesse ! Déesse si pure , que jamais
même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes
tendres clartés, J'ose te prendre pour confidente
de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que
toi, à rougir de mon propre cœur, mais quel-
quefois le souvenir du jugement injuste et
aveugle des hommes couvre mon front de
nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs
et les misères de ce monde inspireat mes rêve-
ries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne
des cieux, tu conserves toujours la sérénité ;
les tempêtes et les orages qui s'élèvent de notre
globe, glissent sur ton dis que paisible. Déesse
aimable à ma tristesse, verse ton froid repos
dans mon âme.
L'AURORE
9^
Quelle douce clarté vient éclairer TOrient!
Est-ce la jeune Aurore qui entr'ouvre au monde
ses beaux yeux chargéis des langueurs du som-
meil? Déesse charmante, hâte-toi ! quitte la cou-
che nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu'une
ceinture moelleuse la retienne dans ses nœuds ;
que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats;
qu'aucun ornement ne profane tes belles mains
faites pour entr'ouvrir les portes du Jour. Mais
tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes che-
veux d'or tombent en boucles humides sur ton
col de rose. De ta bouche s'exhale un souffle pur
et parfumé. Tendre déité, toute la nature sou-
rit à ta présence ; toi seule verses des larmes, et
les fleurs naissent. »
L'INNOCENCE
Fille du ciel, aimable Innocence, si j'osais
de quelques-uns de tes traits essayer une faible
peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à
l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de
beauté à la vieillesse et de bonheur à l'infor-
tune; qu'étrangère à nos erreurs, tu ne verses
que des larmes pures, et que ton sourire n'a
rien que de céleste. Belle Innocence I mais quoi
les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous
ses traits; trembleras-tu, modeste Innocence?
chercheras-tu à te dérober aux périls qui te me-
nacent ? Non, je te vois debout, endormie, la tête
appuyée sur un autel.
CONTES
9^
CONTE ORIENTAL
L'ARBRE SENSIBLE
Un jour Almanzor, assis sur le penchant
d'une colline et parcourant des yeux le paysage
qui s'offrait à sa vue, disait au Génie tutélaire
de cette charmante contrée : « Que la nature est
belle I Comment l'homme peut-il se priver
volontairement du plaisir de voir les moissons
ondoyer, les prés se couvrir de fleurs, les ruis-
seaux fuir et l'arbre se balancer dans les airs ?
Arbre superbe, de quelles délices tu jouirais si
i^"^^ 14 '^^
le ciel t*eût donné du sentiment ! C'est dans
ton sein que se réfugient les oiseaux amoureux :
c'est sur ton écorce que les amants gravent leurs
chiffres; c'est sous ton feuillage que le sage
vient rêver au bonheur. Tu prêtes ton abri à
toute la nature sensible. Que ne puis-je être
toi, ou que n'as-tu mon âme ! « Deviens arbre,
indiscret jeune homme, dît à l'instant le Génie;
mais reste Almanzor sous son écorce. Sois arbre
jusqu'à ce que le repentir te rende ta première
forme. » A peine le Génie a-t-il achevé de par-
ler, qu' Almanzor s'élève en arbre majestueux ;
il courbe ses superbes rameaux en voûte de
verdure impénétrable aux rayons du soleil.
Bientôt les oiseaux, les zéphyrs et les pasteurs
recherchèrent l'ombrage du nouvel arbre; mais
il ne le pr^ta jamais qu'à regret à l'indifférence.
Cependant la belle et insensible Zuleïma vint
un soir se reposer sous son ombre. Bientôt le
sommeil ferma doucement ses paupières. Que
de grâce s'offrent à l'imprudent Almanzor ! Un
frémissement insensible s'empare de ses feuilles.
(3*^^ l5 -^^
Il incline vers la jeune fille ses rameaux amou-
reux. Tandis qu'il fait des efforts jaloux pour
la dérober à Punivers, Nesser, amant dédaigné
de Zuleïma, porte ses pas vers ces lieux; il
voit la fille charmante et, d'une main téméraire,
il veut écarter le branchage que l'arbre cherche
à lui opposer. Nesser est auprès de Zuleïma,
il va lui dérober un baiser. L'arbre pousse un
gémissement; Nesser fuit, Zuleïma s'éveille :
Almanzor a repris sa première forme. Il tombe
aux pieds de la fière Zuleïma dont le cœur s'at-
tendrit à la vue de tant de prodiges. Que de
belles ont à moins perdu leur indifférence!
CONTE GREC
L'ORIGINE DE LA ROSE
9^
Craignant de perdre Ros^lia, dès son ber-
ceau ses parents alarmés la consacrèrent à Diane.
Bientôt la jeune Rosélîa, prêtresse de cette
Déesse, lui présenta Tencens et les vœux des
mortels. Elle ne comptait que seize printemps
quand sa mère, par une tendresse sacrilège,
l'enleva du temple de Diane pour Punir au beau
Cymédore. « Quoi! répétait sans cesse cette
mère imprudente en regardant sa fille, quoi!
iS*^ 17 '^^
ma fille ne connaîtra jamais les douceurs d'un
hymen fortuné ! Quoi ! les flammes du bûcher
funèbre consumeraient tout entière cette beauté
si charmante, qui ne laissera pas après elle de
jeunes enfants pour rappeler ses traits et pour
bénir sa mémoire! n Rosélia est conduite de
l'autel de Diane à ceux d'Hyménée. Là, sa
bouche timide profère de coupables serments,
dont son cœur ne connaît pas le danger. Cepen-
dant Cymédore, que l'idée de Diane poursuit
d'un noir pressentiment, se hâte de sortir avec
Rosélia du temple de l'Hymen. Ils en franchis-
saient les derniers degrés, lorsque Diane leva
son mobile flambeau sur la nature. La chaste
Déesse n'a. pas plutôt aperçu nos époux fugitifs,
qu'un trait semblable à ceux dont elle atteignit
les enfants de Niobé, part de sa main immor-
telle et va frapper le cœur de Rosélia. Un soupir
qui vint expirer sur les lèvres de cette vierge
épouse fut, dit-on, le seul reproche qu'elle
adressa à la Déesse. Rosélia chancelle, ses
faibles genoux fléchissent sur le gazon qui la
reçoit. Transporté de douleur et d'amour, Cy-
médore veut soutenir son épouse: mais, ô pro-
dige ! il n'embrasse qu'un arbuste qui blesse ses
mains abusées. Cependant cet arbuste, né du
repentir de Diane et des pleurs de l'Amour, se
couvre de roses, fleur j usqu'alors inconnue. Rosé-
lia, sous cette forme nouvelle, conserve ses grâ-
ces, sa fraîcheur, et jusqu'au doux parfum de
son haleine. L'amour et la pudeur rougissent
encore son front, et les épines que Diane fait
croître autour de sa tige protègent son sein
embaumé. Cette belle fleur sera d'âge en âge
également chère à la vierge craintive et à la jeune
épouse.
>
LETTRES
9^
LETTRES
M. DE CHÊNEDOLLÉ
P^
I
Rennes, ce 2 avril i8o3.
Mes moments de solitude sont si rares, que
je profite du premier pour vous écrire, ayant à
cœur de vous dire combien je suis aise que vous
soyez plus calme, que je vous demande pardon
de l'inquiétude vague et passagère que j'ai sen-
tie au sujet de ma dernière lettre ! Je veux
encore vous dire que je ne vous écrirai point le
motif que j'ai cru, à la réflexion, qui vous avait
engagé à me demander ma parole de ne point
me marier. A propos de cette parole, s'il est
vrai que vous avez Tidée que nous pourrons
être un jour unis, perdez tout à fait cette idée :
croyez que je ne suis point d'un caractère à
souffrir jamais que vous sacrifiiez votre destinée
à la mienne. Si lorsqu'il a été, ci-devant, entre
nous question de mariage, mes réponses ne
vous ont point paru ni fermes ni décisives, cela
provenait seul de ma timidité et de mon em-
barras, car ma volonté était, dès ce temps-là,
fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous
peiner par un tel aveu, qui ne doit pas beau-
coup vous surprendre, et puis, vous connaissez
mes sentiments pour vous : vous ne pouvez
aussi douter que je me ferais un honneur de
porter votre nom; mais je suis tout à la fois
désintéressée sur mon bonheur, et votre amie :
en voilà assez pour vous faire concevoir ma
conduite avec vous.
Je vous le répète, rengagement que j^ai pris
avec vous de ne point me marier a pour moi du
charme, parce que je le regarde presque comme
un lien, comme une espèce de manière de vous
appartenir. Le plaisir que j'ai éprouvé en con-
tractant cet engagement est venu de ce qu'au
premier moment votre désir à cet égard me
sembla une preuve non équivoque que je ne
vous étais pas bien indifférente. Vous voilà
maintenant bien clairement au fait de mes
secrets; vous voyez que je vous traite en véri-
table ami.
S'il ne vous faut, pour rendre vos bonnes
grâces aux Muses, que l'assurance de la persé-
vérance de mes sentiments pour vous, vous pou-
vez vous réconcilier pour toujours avec elles.
Si ces divinités, par erreur, s'oublient un ins-
tant avec moi, vous le saurez. Je sais que je ne
peux consulter sur mes productions un goût
plus éclairé et plus sage que le vôtre; je crains
simplement votre politesse. Quantàmes Contes,
c'est contre mon sentiment, et sans que je m'en
(S^^^ 24 "^^^
sois mêlée, qu'on les a imprimés dans le Mer--
cure. Je me rappelle confusément que mon
frère m'a parlé à cet égard; mais je n'y fis au-
cune attention, ni ne répondis. J'étais au mo-
ment de quitter Paris; j'étais incapable de rien
entendre, de réfléchir à rien ; une seule pensée
m'occupait, j'étais tout entière à cette pensée.
Mon frère a interprété pour moi mon silence
d'une façon fâcheuse. Je vous sais gré de l'es-
pèce de reproche que vous me faites au sujet de
l'impression de mes Contes, puisqu'il me met
à lieu de connaître votre soupçon et de le
détruire. Soyez bien certain que je n'ai point
consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne
m'en doutais même pas. J'espère que, quand vos
affaires de famille seront terminées, vous vous
fixerez à Paris ; ce séjour vous convient à tous
égards, et je voudrais toujours que votre posi-
tion soit la plus agréable possible. Adieu.
Vous voudrez bien, quand il sera temps, me
mander votre départ de Paris, afin que je ne
vous y adresse pas mes lettres. Je compte
encore rester quinze jours dans cette ville-ci.
Après cette époque, adressez-moi vos dépêches
à Fougères, à l'hôtel Marigny.
Quoique vos dépêches soient les plus aima-
bles du monde, ne les rendez pas fréquentes;
j'en préfère la continuité. Vous devez être pares-
seux, et moi-même je suis fort sujette à la
paresse. Je vous recommande surtout de me
faire part de tous vos soupçons à mon égard ;
cette preuve d'intérêt me sera infiniment pré-
cieuse.
II
Ce i^^ juillet i8o3.
Je vais répondre de suite à votre lettre du
7 messidor, parce que je pars aujourd'hui pour
la campagne, où il me sera moins facile de vous
écrire. Je suis bien touchée de l'empressement
que vous témoignez de me voir; mais, en vérité,
cela n'est guère possible. Si vous connaissiez
26
ma bizarre position, vous ne seriez pas étonné
de ce que je vous dis. Si pourtant il est abso-
lument essentiel que vous me parliez, venez
donc me trouver, en dépit de tout, à Lascardais,
chez madame de Chateaubourg, près Saint-
Aubin -du-Cormier, à quatre lieues de Fougères,
\surla route de Rennes. Je vous prie de ne point
me parler dans vos lettres de ce voyage. Si vous
persistez à vouloir l'exécuter, marquez-moi
simplement, quelque temps avant, que tel jour
vous comptez accomplir le projet dont vous
m'avez fait part. Si j'ai le plaisir de vous voir,
je vous dirai le pourquoi de ces précautions,
qui doivent vous paraître folles et qui pourtant
ne sont que simples. Tout ce que vous saurez
pour le moment, c'est que j'ai la certitude qu'on
voit mes lettres et celles que je reçois. Je vais
faire en sorte que celle-ci évite le sort des autres.
Je vous avoue que ce n'est pas sans impatience
que je vois qu'on cherche à me dérober la con-
naissance de nos sentiments et de nos pensées
les plus intimes, et que je m'indigne que les
27
lettres des personnes qui m'écrivent tombent en
d'autres mains que les miennes. Je suis surf^i-ise
que mon frère ne vous ait point encore écrit ; il
ne peut sûrement pas vous avoir oublié. Attendez
vous au premiermoment à recevoir de son grif-
fonnage. Je vous confie bonnement que la chose
du monde qui me rendrait la plus heureuse, ce
serait de voir mon frère dans le cas de pouvoir
vous être utile. Adieu; je vous écris en courant,
ayant beaucoup de petits arrangements à faire.
Gardez de moi quelque souvenir, et ne négli-
gez rien pour le rétablissement de votre santé.
Adressez-moi désormais vos lettres chez
madame de Chateaubourg, à Lascardais, à
Saint-Aubin-du-Cormier, près Fougères.
Mandez-moi le plqs tôt que vous pourrez que
vous avez reçu cette lettre, et n'oubliez pas non
plus de me marquer un certain temps d'avance
le moment de votre arrivée à Lascardais, par la
raison que je ne vais point être fixe nulle part une
partie de Tété.
:S>c^ 28 ^^^
III
Lascardais, ce 23 juillet i8o3.
J'ai reçu le 19 de ce mois voti-e lettre en date
du 12, par laquelle vous m'annonciez votre
arrivée. Je vous ai attendu, comme bien vous
pensez, avec impatience. Ne vous voyant pas
paraître, je me suis livrée à mille diverses in-
quiétudes. J'espère qu'une cause toute simple
est la seule raison qui vous a empêché d'ac-
complir votre projet; je vous prie de m'écrire
pour lever tous mes doutes à cet égard. Je vous
préviens que je suis dans un pays si perdu, que
vos lettres mettront un temps infini à me par-
venir; qu'elles pourront même se perdre en
route, ainsi que les miennes. Ainsi, ne soyez
pas surpris du silence que je pourrai paraître
garder avec vous. Tenez-vous convaincu pour
jamais que mes sentiments pour vous sont inal-
térables, et que vous êtes et serez sans cesse
présent à ma pensée. Je vous remercie de la
manière dont vous avez écrit votre dernière let-
tre; croiriez- vous pourtant qu'on a deviné de
quel projet vous vouliez me parler? Je crois
qu'on serait charmé de le détourner; mais je ne
vois pas comment, si vous y êtes bien résolu.
Adieu; je n'ajoute rien de plus à cette lettre,
pensant que vous êtes à peu près aussi habile
que moi sur tout ce que mon amitié pourrait me
dicter déplus. Je vais écrire à mon frère et lui
faire les reproches qu'il mérite à votre égard;
soyez certain qu'il n'est coupable envers vous
que de négligence. Persistez donc dans la bonne
résolution de lui conserver tout votre attache-
ment. Adieu encore une fois.
MADAME DE BEAUMONT
' A Lascardais, ce 3o juîUel (i8o3].
J'ai été si charmée, madame, de recevoir en-
fin une lettre de vous, que je ne me suis pas
donné le temps de prendre le plaisir de la lire
de suite tout entière: j'en ai interrompu la lec-
ture pour aller apprendre à tous les habitants
de ce château que je venais de recevoir de vos
nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'im-
porte guère, et que même presque personne ne
savait que j'étais .en correspondance avec vous.
Me voyant environnée de visages froids, je suis
remontée dans ma chambre, prenant mon parti
d'être seule joyeuse. Je me suis mise à achever
de lire votre lettre, et, quoique je Taie relue
plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne
sais pas tout ce qu'elle contient. La joie que je
ressens toujours en voyant cette lettre si désirée,
nuit à l'attention que je lui dois.
Vous partez donc, madame? N'allez pas,
rendue au Mont-d'Or, oublier votre santé;
donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie
du meilleur et du plus tendre de mon cœur.
Mon frère m'a mandé qu'il espérait vous voir
en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît
à le distinguer de moi d'une manière bien favo-
rable. Au moins, je ne céderai pas à mon frère
le bonheur de vous aimer : je le partagerai
avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que
j'ai le cœur serré et abattu! Vous ne savez
pas combien vos lettres me sont salutaires,
5
comme elles m'inspirent du dédain pour mes
maux I L'idée que je vous occupe, que je
vous intéresse, m'élève singulièrement le
courage. Écrivez -moi donc, madame, afin
que je puisse conserver une idée qui m'est si
nécessaire.
Je n'ai point vu M. ChênedoUé; je désire
beaucoup son arrivée. Je pourirai lui parler de
vous et de M. Joubert; ce sera pour moi un bien
grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous
recommande encore votre santé, dont le mau-
vais état m'afflige et m'occupe sans cesse. Com-
ment ne vous aimez- vous pas? Vous êtes si ai-
mable et si chère à tous: ayez donc la justice
de faire beaucoup pour vous.
II
Ce 2 septembre {i8o3).
Ce que vous me mandez, madame, de votre
santé, m'alarme et m'attriste ; cependant, je me
rassure en pensant à votre jeunesse, en songeant
<^^^ 33 ^^!^
que, quoique vous soyez fort délicate, vous
êtes pleine de vie.
Je suis désolée que vous soyez dans un pays
qui vous déplaît. Je voudrais vous voir envi-
ronnée d'objets propres à vous distraire et à
vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de
votre santé, vous vous réconcilierez avec l'Au-
vergne: il n'est guère de lieu qui ne puisse offrir
quelque beauté à des yeux tels que les vôtres.
J'habite maintenant Rennes : je me trouve
assez bien de mon isolement. Je change,
comme vous voyez, madame, souvent de de-
meure; j'ai bien la mine d'être déplacée sur la
terre : effectivement, ce n'est pas d'aujourd'hui
que je me regarde comme une de ses produc-
tions superflues. Je crois, madame, vous avoir
parlé de mes chagrins et de mes agitations. A
présent, il n'est plus question de tout cela, je
jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au
pouvoir de personne de m'enlever. Quoique
parvenue à mon âge , ayant , par circonstance
et par goût, mené presque toujours une vie
34
solitaire, je ne connaissais, madame, nullement
le monde : j^ai fait enfin cette maussade con-
naissance. Heureusement^ la réflexion est ve-
nue à mon secours. Je me suis demandé qu'a-
vait donc ce monde de si formidable et où ré-
sidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être,
dans le mal comme dans le bien, qu'un objet
de pitié ? N'est-il pas vrai, madame, que le ju-
gement de rtiomme est aussi borné que le reste
de son être, aussi mobile et d'utie incrédulité
égale à son ignorance ? Toutes ces bonnes ou
mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance,
derrière moi, la robe bizarre dont je m'étais
revêtue : je me suis trouvée pleine de sincérité
et de force ; on ne peut plus me troubler.
Je travaille de tout mon pouvoir à ressaisir
ma vie, à la mettre tout entière sous ma dé-
pendance.
Croyez aussi, madame, que je ne suis point
trop à plaindre, puisque mon frère, la meil-
leure partie de moi-même, est dans une situa-
tion agréable, quUl me reste des yeux pour
admirer les merveilles de la nature, Dieu pour
appui, et pour asite un cœur plein de paix et
de doux souvenirs. Si vous avez la bonté, ma-
dame, de continuer à m'écrire, cela me sera
un grand surcroît de bonheur.
LETTRES
AU
V" DE CHATEAUBRIAND
9^
I
Le 4 octobre (i8o3).
J'avais commencé l'autre jour une lettre pour
toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t'y
parlais de madame de Beaumont, et je me
plaignais de son silence à mon égard. Mon ami,
quelle triste et étrange vie je mène depuis quel-
ques mois ! Aussi ces paroles du prophète me
reviennent sans cesse à l'esprit : Le Seigneur
VOUS couronnera de maux , et vous jettera
comme une balle. Mais laissons mes peines et
parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les
persuader fondées: je vois toujours madame
de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et
presque immatérielle ; rien de funeste ne peut,
à son sujet, me tomber dans le cœur. Le Ciel,
qui connaît nos sentiments pour elle, nous la
conservera sans doute.
Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me
semble que j'en ai au dedans de moi la certi-
tude. Je me plais à penser que, lorsque tu re-
cevras cette lettre, tes soucis seront dissipés.
Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre
intérêt que je prends à elle; dis-lui que son
souvenir est pour moi une des plus belles choses
de ce monde. Tiens ta prpmesse, et ne manque
pas de m'en donner le plus possible des nou-
velles. Mon Dieu ! quel long espace de temps
il va s'écouler avant que je ne reçoive une ré-
ponse à cette lettre ! Que Téloignement est
quelque chose de cruel ! D'où vient que tu me
parles de ton retour en France ? Tu cherches
à me flatter, tu me trompes. Au milieu de
•
toutes mes peines, il s'élève en moi une douce
pensée, celle de ton amitié, celle que je suis
dans ton souvenir telle qu'il a plu à Dieu de
me former.
Mon ami, je ne garde plus sur la terre de sûr
asile pour moi que ton cœur ; je suis étrangère
et inconnue pour tout le reste. Adieu, Dion
pauvre frère ! te reverrai-je? cette idée ne ^'offre
pas à moi d'une manière bien distincte, ^i ^^
me revois, je crains que tu ne me retrouves
qu'entièrement insensée. Adieu, toi à <j_ui je
dois tant, adieu, félicité sans mélange ! O sou-
venirs de mes beaux jours, ne pouvez^ — ^vous
donc éclairer un peu maintenant mes tr"lstes
heures ?
Je ne suis pas de ceux qui épuisent c::oute
leur douleur dans l'instant de la séparai:^?^^'.
chaque jour ajoute au chagrin que je resseï^^ ^^
ton absence, et serais-tu cent ans à Rom^- V^
tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. ^^^^^^^
r
me faire illusion sur ton éloignement , il ne se
passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles
de ton ouvrage; je fais tous mes efforts pour
croire t'entendre. Uamitié que j^ai pour toi
ê
est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été
mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m^as
coûté une larme, et jamais tu n'as fait un ami
sans qu'il ne soit devenu le mien. Mon aimable
frère, le ciel, qui se plaît à se jouer de toutes
mes autres félicités, veut que je trouve mon
bonheur tout en toi, que je me confie à ton
cœur. Donne-moi vite des nouvelles de ma-
dame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres
chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache
pas quel espace de temps j'y pourrai rester.
Depuis notre dernière séparation, je suis tou-
jours , à l'égard de ma demeure, comme un
sable mouvant qui me manque sous les pieds :
il est bien vrai que pour quiconque ne me
connaît pas, je dois paraître inexplicable ; ce-
pendant je ne varie que de forme, car le fond
reste constamment le même.
cp<^ 40 --^^^
II
17 janvier (1804).
Je me repdsais de mon bonheur sur toi et sur
madame de Beaumont, je me sauvais dans votre
idée de mon ennui et de mes chagrins; toute
mon occupation était de vous aimer. J'ai fait
cette nuit de longues réflexions sur ton carac-
tère et ta manière d'être. Comme toi et moi
nous sommes toujours voisins, il faut, je crois,
du temps pour me connaître, tant il y a diverses
pensées dans ma tête 1 tant ma timidité et mon
espèce de faiblesse extérieure sont en opposition
avec ma force intérieure! En voilà trop sur
moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre
remercîment de toutes les complaisances que tu
n'as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre
de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te
faire part de mes idées, elles n'en restent pas
moins tout entières en moi.
CP^^ 41 ^'SNi^
III
Me crois-tu sérieusement, mon ami, à Pabri
de quelque impertinence de monsieur Chêne-
doUé? Je suis bien décidée à ne point Tinviter
à continuer ses visites ; je me résigne à ce que
celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point
gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le
livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de
la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages,
maintenant, sur les bagatelles que sur les choses
importantes de la vie. Je renonce à toutes mes
folles idées; je ne veux m'occuper ni me cha-
griner de celles des autres; je me livrerai à corps
perdu à tous les événements de mon passage
dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que
je me porte! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en
toi. Je le remercie du précieux, bon et cher pré-
sent, qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir
conservé ma vie sans tache : voilà tous mes tré-
sors. Je pourrais prendre, pour emblème de ma
vie, la lune dans un nuage, avec cette devise :
Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon
ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage,
depuis hier matin. Depuis t'avoir yu, mon cœur
s'est relevé vers Dieu, et je Tai placé tout entier
au pied de Ja croix, sa seule et véritable place.
IV
Ce jeudi.
Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont
tes idées ce matin? Pour moi, je me rappelle
que la seule personne qui put me soulager quand
je craignais pour la vie de madame de Farcy^
fut celle qui me dit : — Mais il est dans l'ordre
des choses possibles que vous mourriez avant
elle. Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien
de tel, mon ami, que l'idée de la mort pour nous
débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te débar-
rasser de moi ce matin, car je me sens trop en
train de dire de belles choses. Bonjour, mon
pauvre frère. Tiens-toi en joie.
^»<^ 43 ^-^^35
Lorsque madame de Farcy existait, toujours
près d^elle, je ne m^étais pas aperçue du besoin
d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je
possédais ce bien sans m^en douter. Mais depuis
que nous avons perdu cette amie, et les circon-
stances m'ayant séparée de toi, je connus le sup-
plice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler
son esprit dans la conversation de quelqu'un ;
je sens que mes idées, me font mal lorsque
je ne puis m'en débarrasser; cela tient sûre-
ment à ma mauvaise organisation. Cependant,
je suis assez contente depuis hier de mon
courage. Je ne fais nulle attention à mon
chagrin, et à Tespèce de défaillance intérieure
que j'éprouve. Je me suis délaissée. Continue
à être toujours aimable envers moi : ce sera
humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A
tantôt, j'espère.
13*^^ 44 "^5^
VI
Sois tranquille, mon ami, ma santé se réta-
blit à vue d'œil. Je me demande souvent pour-
quoi j'apporte tant de soins à Pétayer. Je suis
comme un insensé qui édifierait une fortune au
milieu d'un désert. Adieu, mon pauvre frère.
VII
Comme ce soir je souffre beaucoup de la
tête, je viens tout simplement, au hasard, de
t'écrire quelques pensées de Fénelon pour rem-
plir mon engagement.
<c On est bien à l'étroit quand on se renferme
« au dedans de soi. Au contraire, on est bien
« au large quand on sort de cette prison pour
« entrer dans l'immensité de Dieu.
a Nous retrouverons bientôt ce que nous avons
« perdu. Nous en approchons tous les jours à
« grands pas. Encore un peu, et il n^y aura plus
« de quoi pleurer. C'est nous qui mourons :
« ce que nous aimons vit et ne mourra point. »
« Vous vous donnez des forces trompeuses,
« telle que la fièvre ardente en donne au malade.
« On voit en vous, depuis quelques jours, un
« mouvement convulsif pour montrer du
« courage et de la gaieté avec un fonds d^a-
« gonie. »
Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise
plume me permettent de t'écrire ce soir. Si tu
veux, je recommencerai demain et t'en conterai
peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne
cesserai point de te dire que mon cœur se pros-
terne devant celui de Fénelon, dont la tendresse
me semble si profonde et la vertu si élevée.
Bonjour, mon ami. Je te dis à mon réveil
mille tendresses et te donne cent bénédictions.
Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu
pourras me lire et si ces pensées de Fénelon te
paraîtront bien choisies. Je crains que mon
cœur ne s'en soit trop mêlé.
^<^ 4b '-^>cfr'
VIII
Pourrais-tu penser que je m'occupe folle-
ment depuis hier à te corriger? Les Blossac
m^ont confié dans le plus grand secret une
romance de toi. Comme je ne trouve pas que
dans cette romance tu aies tiré parti de tes
idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans
toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus
loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-
vous que je suis ta sœur, qu'il m'est un peu
permis d'abuser de vos richesses.
IX
Saint-Michel.
Je ne te dirai plus : ne viens plus me voir,
parce que n'ayant plus désormais que quelques
jours à passer à Paris, je sens que ta présence
m'est essentielle. Ne me viens voir tantôt qu'à
quatre heures ; je compte être dehors jusqu'à ce
moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées
contradictoires de choses qui me semblent
exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'eflFet
5^^^ 47 "^^^
d'objets qui ne s'offriraient que dans une glace^
dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer,
quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus
m'occuper de tout cela; de ce moment<i, je
m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la res-
source de changer de rive; mais je sens le
courage de n'attacher nulle importance aux
personnes et aux choses de mon rivage et de
me fixer entièrement, irrévocablement, dans
l'auteur de toute justice et de toute vérité. Il
n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de
mourir difficilement, c'est de heurter en pas-
sant, sans le vouloir, la destinée de quelque
autre, non pas dans l'intérêt qu'on pourrait
prendre à moi; je ne suis pas assez folle pour cela.
X
Saint-Michel.
Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a
fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier
dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient
à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise
de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon
6
(S^^^ 48 '^^^
intérieur rentra dans Tordre. J'éprouve quelque-
fois une grande répugnance de cœur à boire mon
calice. Comment ce cœur, qui est un si petit
espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant
de chagrins? Je suis bien mécontente de moi,
bien mécontente. Mes affaires et mes idées m'en-
traînent, je ne m'occupe presque plus de Dieu
et je me borne à lui dire cent fois par jour :
Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car mon
esprit tombe dans la défaillance.
XI *
Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres ni
de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour
toujours délivré de mes importunités. Ma vie
jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consu-
mée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui
voit naître l'aurore où elle va mourir. Veuille,
mon frère, donner un seul coup d'œil sur les
premiers moments de notre existence ; rappelle-
toi que souvent nous avons été assis sujr les mê-
mes genoux, et pressés ensemble tous deux sur
le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux
miennes, que dès les premiers jours de ta vie tu
as protégé, défendu ma frêle existence, que nos
jeux nous réunissaient et que j*ai partagé tes pre^
mières études. Je ne te parlerai point de notre
adolescence, de l'innocence de nos pensées et de
nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans
cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingé-
nuement, mon frère, que c'est pour me faire
revivre davantage dans ton cœur. Lorsque tu
partis, pour la seconde fois de France, tu remis
ta femme entre mes mains, tu me fis promettre
de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher enga-
gement, j'ai tendu volontairement mes mains
aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés
aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces
demeures^ je n'ai eu d'inquiétude que sur ton
sort; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressen-
timents de mon cœur. Lorsque j'eus recouvré la
liberté au milieu des maux qui vinrent m'acca-
bler, la seule pensée de notre réunion m'a sou-
tenue. Aujourd'hui que je perds sans retour
Tespoir de couler ma carrière auprès de toi,
sou£Ere mes chagrins. Je me résignerai à ma des-
tinée, et ce n'est que parce que je dispute encore
avec elle, que j'éprouve de si cruels déchire-
ments ; mais quand je me serai soumise à mpn
sort. .. et quel sort! Où sont mes amis, mes pro-
m
tecteurs, et mes richesses? A qui importe mon
existence, cette existence délaissée de tous, et qui
pèse tout entière sur elle-même ? Mon Dieu !
n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes
liiaux présents, sans y joindre encore Teffroi de
l'avenir? Pardon, trop cher ami, je me résigne-
rai; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur
ma destinée. Mais pendant le peu de jours que
j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en
toi mes dernières consolations; laisse-moi croire
que ma présence t'est douce. Crois que parmi les
coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la
sincérité et de la tendresse de mon impuissante
amitié pour toi. Remplis ma mémoire de sou-
venirs agréables qui prolongent auprès de toi
mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller
is<^ 5i -ss*^
chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux,
tandis que tes paroles étaient affectueuses.
Quoi, mon frère, serai-je aussi pour toi un
sujet d'éloignement et d'ennui ? Tu sais que ce
n'est pas moi qui t'ai proposé l'aimable distrac-
tion d'aller te voir, que je t'ai promis de ne
point en abuser; mais si tu as changé d'avis,
que ne me Tas- tu dit av^c franchise? Je n'ai
point de courage contfe tes politesses. Autre-
fois, tu me distinguais un peu plus de la foule
commune et me rendais plus de justice. Puisque
tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt à
onze heures. Nous arrangerons ensemble ce
qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je
t'ai écrit, certaine que je n'aurai pas le courage
de te dire un seul mot de ce que contient cette
lettre.
TÉMOIGNAGES
SUR
LUCILE
9^
TÉMOIGNAGES
^
I
LUCILE
Lucile était grande et d^une beauté remar-
quable, mais sérieuse. Son visage pâle était
accompagné de longs cheveux noirs ; elle atta-
chait souvent au ciel ou promenait autour
d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu.
Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physio-
nomie avaient quelque chose de rêveur et de
souffrant.
Lucile et moi nous étions inutiles. Quand nous
parlions du monde, c'était de celui que nous
portions au dedans de nous, et qui ressem-
blait bien peu au monde véritable. Elle voyait
en moi son protecteur, je voyais en elle mon
amie. Il lui prenait des accès de pensées noires
que j'avais peine à dissiper; à dix-sept ans,
elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle
se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui
était souci, chagrin, blessure; une expression
qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était
faite, la tourmentaient des mois entiers. Je Tai
souvent vue, un .bras jeté sur sa tête, rêver
immobile et inanimée; retirée vers son cœur,
sa vie cessait de paraître au dehors! Son sein
même ne se soulevait plus. Par son attitude,
sa mélancolie , sa vénusté, elle ressemblait à
un génie funèbre. J'essayais alors de la consoler
et rinstant d'après je m'abîmais dans des déses-
poirs inexplicables.
Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quel-
que lecture pieuse. Son oratoire de prédilec-
tion était Tembranchement de deux routes
champêtres, marqué par une croix de pierre et
par un peuplier, dont le long style s'élevait dans
le ciel comme un pinceau. Ma dévoté mère,
toute charmée, disait que sa fille lui repré-
sentait une chrétienne de la primitive Église,
priant à ces stations appelées Laures.
De là concentration de Tâme naissaient chez
ma sœur des effets d'esprit extraordinaires:
endormie, elle avait des songes prophétiques;
éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un
palier de Tescalier de la grande tour, battait
une pendule qui sonnait le temps en silence ;
Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur
une marche, en face de cette pendule ; elle re-
gardait le. cadran à la lueur de sa lampe posée
à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à mi-
nuit, enfantaient dans leur conjonction formi-
dable rheure des désordres et des crimes,
Lucile entendait des bruits qui lui révélaient
des trépas lointains.
Se trouvant à Paris quelques jours avant le
lo août, et demeurant avec mes autres sœurs
dans le voisinage du couvent des Carmes, elle
jette les yeux sur une glace, pousse un cri et
dit : « Je viens de voir entrer la mort. » Dans
les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été
une femme céleste de Walter Scott, douée de
la seconde vue; dans les bruyères armoricaines,
elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté,
de génie et de malheur.
(Mémoires (T outre-tombe j édit. Penaud, p. 21 3
et suiv.)
II
PREMIER SOUFFLE DE LA MUSE
La vie que nous menions à Combourg, ma
sœur et moi, augmentait Texaltation de notre
âge et de notre caractère. Notre principal
désennui consistait à nous promener côte à côte
dans le grand mail, au printemps sur un tapis
de primevères, en automne sur un lit de feuilles
séchées, en hiver sur une nappe de neige que
brodait la trace des oiseaux, des écureuils et
des hermines. Jeunes comme les primevères,
tristes comme la feuille séchée, purs comme la
neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos
récréations et nous.
Ce fut dans une de ces promenades que Lu-
cile, m'entendant parler avec ravissement de
la solitude, me dit : « Tu devrais peindre tout
cela. » Ce mot me révéla la muse ; un souffle
divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des
vers, comme si c'eût été ma langue naturelle;
jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-à-dire
mes bois et mes vallons; je composais une
foule de petites idylles ou tableaux de la na^
ture. J'ai écrit longtemps en vers avant d'é-
crire en prose ; M. de Fontanes prétendait que
j'avais reçu les deux instruments.
Ce talent que me promettait Tamitié, s'est-il
jamais levé pour moi ? Que de choses j'ai vai-
nement attendues ! Un esclave , dans VAga-
memnon d'Eschyle, est placé en sentinelle au
haut du palais d'Argos; ses yeux cherchent à
découvrir le signal convenu du retour des vais-
seaux; il chante pour solàcier ses veilles, mais
les heures s'envolent et les astres se couchent,
îS^?^ 60 '*^:^
et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après
maintes années, sa lumière tardive apparaît
sur les flots, Tesclave est courbé sous le poids
du temps; il ne lui reste plus qu'à recueillir
des malheurs, et le chœur lui dit «r qu'un
vieillard est une ombre errante à la clarté du
jour. » Ovap ^(jiepo^ovTOv ôXofvet.
[Ibid.y p. 219 et suiv.)
III
MANUSCRIT DE LUCILE
Dans les premiers enchantements de l'inspi-
ration, j'invitai Lucile à m'imiter. Nous pas-
sions des jours à nous consulter mutuellement,
à nous communiquer ce que nous avions fait,
ce que nous comptions faire. Nous entrepre-
nions des ouvrages en commun; guidés par
notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux
et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce
sur la vie : le Tœdet animam meatn vitœ mece^
Yhomo natus de muliere, le Tum porro puer,
ut sœvis projectis ab undis novita, etc.
(S<^ 6i
Les pensées de Lucile n'étaient que des sen-
timents; elles sortaient avec difficulté de son
âme; mais, quand elle parvenait à les exprimer,
il n^ avait rien au-dessus.
Elle a laissé une trentaine de pages manus-
crites ; il est impossible de les lire sans être pro-
fondément ému.
L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensi-
bilité passionnée de ces pages offrent un mé-
lange du génie grec et du génie germanique.
(Ibid., p. 221 et suiv.)
IV
SOUVENIRS D'ENFANCE
Timide et contraint devant mon père, je ne
trouvois Taise et le contentement qu'auprès de
ma sœur Amélie. Une douce conformité d'hu-
meur et de goûts m'unissoit étroitement à cette
sœur, elle étoit un peu plus âgée que moi.
Nous aimions à gravir les coteaux ensemble,
à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la
chute des feuilles : promenades dont le souve-
nir remplit encore mon âme de délices. O illu-
sions de l'enfance et de la patrie, ne perdez-
vous jamais vos douceurs ! . . .
Amélie avoit reçu de la nature quelque chose
de divin ; son âme avoit les mêmes grâces in-
nocentes que son corps; la douceur de ses sen-
timents étoit infinie; il n'y avoit rien que de
suave et d'un peu rêveur dans son esprit; on
eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix sou-
piroient comme de concert; elle avoit de la
femme la timidité et Tamour, et de Tange la
pureté et la mélodie.
(René, édit. Ladvocat, t. XVI, p. 143 et 167.}
MORT DE LUCILE
Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres :
dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel
flot immobile d'un océan de morts fut-elle
engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au
<^<è^ 63 ^tÈ^^
sortir de la communauté des Dames de Saint-
Michel ? Quand, en faisant des recherches,
quand, en compulsant les archives des munici-
palités, les registres des paroisses, je rencon-
trerais le nom de ma sœur, à quoi cela me
servirait-il? Retrouverais-je le même gardien
de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui
creusa une fosse demeurée sans nom et sans
étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les
dernières une argile si pure, en auraient-elles
gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des
ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne
pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puis-
que le ciel Ta voulu, que Lucile soit à jamais
perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu
une distinction d'avec les sépultures de mes
autres amis. Ma devancière dans ce monde et
dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ;
elle le prie du milieu des dépouilles indigentes
parmi lesquelles les siennes sont confondues :
ainsi repose égarée, parmi les préférés de
Jésus-Christ, la mère de Luciie et la mienne.
Dieu aura bien su reconnaître ma sœur, et elle
qui tenait si peu à la terre, n'y devait point
laisser de traces. Elle m'a quitté, cette Sainte
de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la
pleurer. Lucile aimait à se cacher : je lui ai fait
une solitude dans mon cœur : elle n'en sortira
que quand j'aurai cessé de vivre.
Ce sont là les vrais, les seuls événements de
ma vie réelle ! Que m'importaient, au moment
où je perdais ma sœur, les milliers de soldats
qui tombaient sur les champs de bataille,
l'écroulement des trônes et le changement de
la face du monde ?
La mort de Lucile atteignit aux sources de
mon âme : c'était mon enfance au milieu de ma
famille, c'étaient les premiers vestiges de mon
existence qui disparaissaient. Notre vie ressem-
ble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel,
par des arcs-boutants ; ils ne s'écroulent pas à
la fois, mais se détachent successivement, ils
appuient encore quelque galerie, quand déjà
ils manquent au sanctuaire ou au berceau de
l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute
meurtrie encore des caprices impérieux de
Lucile, ne yit qu'une délivrance pour la chré-
tienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons
doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur
du génie et les qualités supérieures ne sont
pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer
dans la consolation de Madame de Chateau-
briand.
[Mémoires d' outre-tombe, t. V, p. 20-22.)
TABLE DES MATIERES
CONTfiNUSS DANS CE VOLUME
J^
Pages.
Avertissement de l'Éditeur i
Notice sur Luciie. m
ŒUVRES DE LUCILE i
POEMES EN PROSE 3
A la Lune 5
L'Aurore 7
L'Innocence 9
CONTES II
L'Arbre sensible i3
L'Origine de la Rose 16
LETTRES • 19
A M. De ChênedoUé 21
I 21
II 25
III 28
68
A Madame de Beaumont 3o
I 3o
II 33
Au V** de Chateaubriand 36
I 36
II 40
III 41
IV 42
V 43
VI 44
VII 44
VIII 46
IX 46
X 47
XI 48
Témoignages 55
Table 67
IMPRIME
PAR
CL. MOTTEROZ
PARIS
LIBRAIRIE CHARAVAY FRÈRES
Rue de Seine 5i
COLLECTION CHOISIE
Les œuvres que nous publierons dans cette G)llectîon
choisie seront empruntées à la littérature et à Thistoire
de tous les pays comme de tous les temps; elles offri-
ront, sous une forme concise et heureuse, une substance
solide de nature à intéresser des esprits curieux et sa-
gaces.
Notre but est de faire des livres agréables, nous
n'avons pas d'autre plan.
On a trop oublié en ces derniers temps qu'un livre,
et même un livre de luxe, est fait pour être lu. Les
nôtres contiendront toujours un tableau de mœurs,
un aspect de la vie passée ou présente, et, dans l'ar-
chaïsme même, une chose humaine, vivante et par
Conséquent intéressante.
La direcdon littéraire de cette Collection est confiée
à M. Anatole France.
Notre Collection choisie sera imprimée en caractères
elzévtriens par M. Cl. Motteroz, sur le papier et dans le
format du présent spécimen ; elle sera illustrée et orne-
mentée sous la direction de M. F. Calmettes.
Les têtes de pages et les fleurons, composés spéciale-
ment pour chaque volume, seront appropriés à l'œuvre
littéraire et lui serviront, pour ainsi dire, de commen-
taire. Chaque frontispice, reproduit sur la couverture,
représentera une figure dans l'esprit et le sentiment du
livre. Toutes les illustrations, empruntées aux monu-
ments originaux, constitueront une décoration ration-
nelle en harmonie avec l'éducation scientifique du
public contemporain.
Tous les volumes seront tirés à la presse à bras.
L'édition ne comprendra que 600 exemplaires sur beau
papier de Hollande, dans le format in- 16 jésus, et
1 2 exemplaires sur papier de Chine. Ces derniers seront
revêtus d'une couverture en étoffe de satin.
Aucun des livres de la Collection choisie ne sera réim-
primé.
VIENT DE PARAITRE
Baudelaire et Alfred de Vigny, cANDmATs a l'Aca-
démie , étude par Etienne Charavay, d'après des docu-
ments inédits; un vol. in- 16 jésus, orné d'un portrait
gravé de Baudelaire, et de têtes de pages et fleurons
inédits 6 fr.
Douze exemplaires sur papier de Chine ... 20 fr.
Ce livre, constitué d'après des documents inédits, qui
nous font entrer dans l'intimité de quelques esprits
remarquables, contient notamment des révélations cu-
rieuses sur un des épisodes les plus singuliers de la vie
de Charles Baudelaire. Alfred de Vigny et Charles
Baudelaire s'y peignent eux-mêmes au vif dans leurs
lettres.
LuciLE DE Chateaubriand, ses contes, ses poèmes
ET ses lettres, précédés de sa Vie par Anatole
France, i vol. in-i6 jésus 6 fr.
Douze exemplaires sur papier de Chine ... 20 fr.
Nous avons réuni pour la première fois en volume
les œuvres de Lucile de Chateaubriand. Ses contes et
ses poèmes en prose sont d'un écrivain de race. Sa cor-
respondance révèle une âme fière et passionnée. M. Ana-
tole France a restitué la figure mélancolique et tou-
chante de la sœur de Chateaubriand.
Les Académiciens, comédie par Saint- Évremond
texte de Des Maizeaux) ; étude et notes par Robert
de Bonnières; i vol. in- 16 jésus, orné d'une planche
gravée 5 fr.
Douze exemplaires sur papier de Chine ... 20 fr.
Cette comédie, ou plutôt cette satire dialoguée, est
un très-curieux monument de Thistoire des Belles-
Lettres françaises. Elle représente en traits vifs et plai-
sants les mœurs littéraires des premiers académiciens.
Pellisson l'estimait, et Molière n'a pas dédaigné d*y
prendre une de ses scènes les mieux inspirées.
SOUS PRESSE
GiuLiETTA ET RoMEO, nouvelIe de messire Luigi da
Porto, Vicentin, traduite et précédée d'une introduc-
tion par Henry Cochin; i vol. in-i6.
pROSPER Mérimée; ses portraits, ses dessins, sa bi-
bliothèque, par Maurice Tourneux; i vol. in-i6, orné
d'un portrait inédit.
Madame de La Sablière, d'après une correspondance
inédite, par Anatole France; i vol. in-i6, illustré.
PuiM. •— Xmp. Motteroz, 31, rae du Dragon.
- , i *■ <^ • M
^i ^ c u 1 ; '
' ^,1 L UCILE DE CHATEAUBRIAND 4 ^ '
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